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QUATRE-VINGT-DEUXIÈME CHAPITRE

Kṛṣṇa et Balarāma rencontrent les habitants de Vṛndāvana

Un jour, tandis que Śrī Kṛṣṇa et Balarāma vivaient paisiblement dans Leur belle cité de Dvārakā, survint, événement rare, une éclipse totale du soleil, telle qu’il en est à la fin de chaque kalpa, ou jour de Brahmā. À la fin d’un kalpa, le soleil se couvre d’un grand nuage, et des pluies incessantes inondent les systèmes planétaires inférieurs, jusqu’à Svargaloka. Grâce aux calculs des astronomes, les gens furent informés à l’avance de cette grande éclipse ; et tous, hommes et femmes, décidèrent de s’assembler au lieu saint de Kurukṣetra, connu sous le nom de Samanta-pañcaka.

Le pèlerinage de Samanta-pañcaka est célébré du fait que Śrī Paraśurāma y accomplit d’importants sacrifices après avoir anéanti à vingt et une reprises tous les kṣatriyas du monde. Le sang accumulé de tous ces guerriers forma comme une rivière, et Paraśurāma creusa cinq grands lacs au lieu dit Samanta-pañcaka, qu’il remplit de ce sang. Paraśurāma appartient aux Viṣṇu-tattvas, et comme l’enseigne la Śrī Īśopaniṣad, les Viṣṇu-tattvas ne sauraient connaître la souillure des actes coupables. Mais cependant, malgré sa puissance et sa pureté incontestables, Paraśurāma voulut montrer un comportement exemplaire ; c’est ainsi qu’il accomplit de grands sacrifices à Samanta-pañcaka, soi-disant afin de réparer ses crimes. Par son geste, Paraśurāma montra que l’usage des arts exterminateurs, bien qu’on doive parfois y recourir, n’est point une bonne chose. Or, si Paraśurāma se tint pour coupable d’avoir tué, combien plus le sommes-nous lorsque nous nous livrons à de tels actes, abominables et le plus souvent non autorisés ? Ainsi, la mise à mort d’êtres vivants est condamnée depuis des temps immémoriaux, partout à travers le monde.

Profitant de l’éclipse solaire, toutes les personnalités dominantes visitèrent le saint lieu de pèlerinage. Parmi les aînés : Akrūra, Vasudeva et Ugrasena ; parmi les plus jeunes : Gada, Pradyumna, Sāmba ; et de nombreux autres membres de la dynastie Yadu, venus là dans la perspective de réparer les fautes commises dans l’exercice de leurs devoirs respectifs. Et comme presque tous les Yadus se rendaient à Kurukṣetra, quelques personnalités importantes, tels Aniruddha – le fils de Pradyumna –, Kṛtavarmā – le chef des armées Yadus –, ainsi que Sucandra, Śuka et Sāraṇa, demeurèrent à Dvārakā afin de protéger la ville.

Tous les membres de la dynastie Yadu jouissaient d’une beauté naturelle remarquable, mais lorsque pour cette occasion ils apparurent dûment parés de colliers d’or et de guirlandes de fleurs, vêtus de riches habits et armés comme il faut, de leurs armes respectives, leur grâce naturelle ainsi que le caractère déjà peu commun de leurs personnalités s’en trouvèrent cent fois accrus. Ils se rendirent à Kurukṣetra dans leurs chars somptueusement décorés, rappelant les aéronefs des devas, et tirés par de grands chevaux se déplaçant telles les vagues de l’océan. Certains montèrent sur de vaillants et robustes éléphants qui avançaient tels les nuages dans le ciel. Leurs épouses étaient portées sur de somptueux palanquins, par des hommes d’une grande beauté, et dont les traits rappelaient ceux des Vidyādharas. L’assemblée tout entière était aussi belle qu’une multitude de devas des planètes édéniques.

Arrivés à Kurukṣetra, les membres de la dynastie Yadu firent leurs ablutions avec cérémonie, en pleine maîtrise de soi, tel que le prescrivent les śāstras ; puis ils observèrent le jeûne pendant toute la durée de l’éclipse afin de réduire à néant les suites de leurs actes pécheurs. Il est de coutume, d’après les Vedas, de prodiguer autant que possible la charité pendant les heures de l’éclipse ; aussi les Yadus distribuèrent-ils aux brāhmaṇas plusieurs centaines de vaches, chacune entièrement décorée, vêtue de riches étoffes et couverte de parures. Plus spécialement, ces vaches portaient des clochettes dorées à leurs pattes et des guirlandes de fleurs à leur cou.

Tous les membres de la dynastie firent à nouveau leurs ablutions dans les lacs créés par Paraśurāma, après quoi ils nourrirent somptueusement les brāhmaṇas, leur offrant toutes sortes de mets savoureux, préparés à partir d’ingrédients de premier choix et cuits dans le beurre clarifié. En cuisine védique, il est deux sortes de nourriture. L’une est dite crue et l’autre cuite. La nourriture crue ne se compose pas des légumes et des céréales crues, mais regroupe tous les aliments préparés à l’eau ; et la nourriture cuite est celle qu’on prépare dans le ghī, le beurre clarifié. Les capātīs, le dāl, le riz et les préparations de légumes ordinaires appartiennent donc aux aliments crus, de même que les fruits et les salades. Mais les purīs, les kachaurīs, les samosās et les luglus sont tous des aliments cuits. Ainsi, tous les brāhmaṇas invités pour l’occasion par les membres de la dynastie Yadu se virent somptueusement nourris de mets cuits.

Les cérémonies accomplies par les Yadus ressemblaient, vues du dehors, aux rites auxquels se livrent les karmīs. Mais lorsqu’un karmī se livre à quelque sacrifice, son ambition n’est autre que le plaisir des sens : une bonne position dans la société, une bonne épouse, une belle demeure, de bons enfants ou de grandes richesses ; alors que l’ambition des Yadus était toute différente : ils désiraient offrir à jamais leur foi et leur dévotion à Kṛṣṇa. Tous les membres de la dynastie étaient de grands bhaktas. Après avoir accumulé des actes de vertu au long de nombreuses vies, ils avaient obtenu la grâce de vivre en la compagnie de Śrī Kṛṣṇa. Ainsi, qu’ils aillent faire des ablutions au lieu saint de Kurukṣetra, qu’ils observent les principes régulateurs prescrits au cours d’une éclipse solaire, ou qu’ils nourrissent les brāhmaṇas – dans tous leurs actes –, ils pensaient uniquement en termes de dévotion à Kṛṣṇa. Leur modèle, leur Seigneur adoré, était Kṛṣṇa et nul autre.

Après avoir nourri les brāhmaṇas, c’est la coutume pour l’hôte d’honorer à son tour, avec leur permission, le prasādam. Ainsi, après que les brāhmaṇas les y aient conviés, tous les membres de la dynastie Yadu prirent leur déjeuner. Ils choisirent ensuite divers lieux de repos sous de grands arbres ombreux. Une fois bien reposés, ils s’apprêtèrent à recevoir des visiteurs, parmi lesquels des proches et des amis, ainsi que de nombreux rois et administrateurs à eux subordonnés. Se trouvaient présents les dirigeants des provinces de Matsya, d’Uśīnara, de Kośala, de Vidarbha, de Kuru, de Sṛñjaya, de Kāmboja, de Kekaya et de nombreuses autres régions. Certains de ces administrateurs appartenaient à des camps ennemis et d’autres à des camps amis. Mais les plus éminents de tous étaient bien les visiteurs de Vṛndāvana. Eux, que menait Nanda Mahārāja, avaient vécu dans la plus profonde inquiétude en raison de leur séparation d’avec Kṛṣṇa et Balarāma. Profitant de l’éclipse solaire, ils étaient tous venus rencontrer leur âme, leur vie même, Kṛṣṇa et Balarāma.

Les habitants de Vṛndāvana ont toujours été des amis intimes et bienveillants pour la dynastie Yadu. Et cette rencontre, après une si longue séparation, formait un bien touchant tableau. Les Yadus et les habitants de Vṛndāvana ressentaient un tel plaisir à se rencontrer et à parler ensemble, que se déroulait là une scène unique. La jubilation s’était emparée de tous ; les cœurs palpitaient et les visages s’épanouissaient telles des fleurs de lotus fraîchement écloses. Des larmes perlaient à leurs yeux, et sur leur corps les poils se dressaient. Leur extase extrême les rendait muets. Pour tout dire, ils baignaient dans l’océan du bonheur.

Pendant que les hommes se rencontraient ainsi, les femmes connurent de leur côté les mêmes joies. Elles s’étreignaient les unes les autres, mues par une amitié profonde, et se souriaient avec douceur, échangeant des regards pleins d’affection. Lorsqu’elles s’étreignaient, le safran et le kuṅkuma dont elles avaient enduit leur poitrine étaient communiqués d’une personne à l’autre, et toutes ressentirent une joie paradisiaque. Ces étreintes de cœur à cœur firent jaillir des torrents de larmes le long de leurs joues. Les plus jeunes offraient leur hommage aux aînées, et les aînées offraient leurs bénédictions aux plus jeunes. Ainsi s’accueillirent-ils les uns les autres, s’enquérant mutuellement de leur bien-être. Et enfin, toutes leurs paroles furent pour Kṛṣṇa. Tous ces proches et parents étaient liés aux Divertissements du Seigneur en ce monde ; Kṛṣṇa représentait le Centre de toutes leurs activités. Quoi qu’ils fassent, dans le domaine social, politique, religieux ou domestique, revêtait un caractère spirituel et absolu.

Le véritable progrès se mesure pour l’homme en termes de savoir et de renoncement. Comme l’enseigne le premier Chant du Śrīmad-Bhāgavatam, le service de dévotion offert à Kṛṣṇa entraîne tout naturellement le développement d’un savoir et d’un renoncement parfaits. Les membres de la dynastie Yadu et les pâtres de Vṛndāvana avaient tous leur mental fixé sur Kṛṣṇa. Et telle est la marque du parfait savoir ; de ce fait même, tous se trouvaient affranchis des actes matériels. Or, comme l’enseigne Śrīla Rūpa Gosvāmī, ce niveau d’existence porte le nom de yukta-vairāgya. Savoir et renoncement ne s’identifient donc nullement à d’arides spéculations ou au renoncement à tout acte, mais bien plutôt au fait de parler et d’agir seulement en relation avec Kṛṣṇa.

Lors de cette rencontre à Kurukṣetra, Kuntīdevī et Vasudeva, sœur et frère, se revirent après une longue période de séparation. Avec eux se trouvaient leurs fils respectifs, leurs belles-filles, leurs conjoints et leurs enfants, ainsi que d’autres membres de la famille. À parler ainsi entre eux, ils oublièrent bientôt toutes leurs souffrances passées. Kuntīdevī s’adressa tout particulièrement à son frère Vasudeva en ces termes : « Mon cher frère, quelle mauvaise fortune me poursuit, car jamais un seul de mes désirs n’a été comblé ; comment, sinon, se pourrait-il qu’un frère aussi saint que toi, et parfait en tous points, ne se soit jamais enquis de ma personne, de la façon dont mes jours s’écoulaient, rongés par la détresse ? » Il semble ici que Kuntīdevī se souvenait des jours misérables qu’elle avait passés lorsqu’elle et ses fils avaient été exilés par les malins projets de Dhṛtarāṣṭra et de Duryodhana. Elle poursuivit : « Mon cher frère, je peux comprendre que lorsque la Providence s’oppose à un être, même les plus proches intimes de cette personne l’oublient. Alors, même son père, sa mère ou son propre enfant manqueront de se souvenir d’elle. Voilà pourquoi, cher frère, je ne porte point d’accusation vers toi. »

Et Vasudeva de répondre : « Ma chère sœur, ne soit pas désolée, et ne me blâme pas ainsi. Rappelons-nous toujours que nous ne sommes que des jouets dans les mains de la Providence. Chacun se trouve sous la domination de Dieu, la Personne Suprême. C’est toujours sous Sa gouverne que s’accomplissent toutes sortes d’actes intéressés, entraînant à leur suite diverses conséquences. Chère sœur, tu n’es pas sans savoir que nous avons été fort persécutés par le roi Kaṁsa, et que ce sont précisément ses harcèlements qui nous ont dispersés. Nous vivions dans l’angoisse la plus complète. Et c’est seulement ces jours derniers que par la grâce de Dieu, nous avons pu réintégrer nos propres demeures. »

Après cette conversation, Vasudeva et Ugrasena reçurent les rois désireux de les rencontrer, et les accueillirent comme il convient. À la vue de Śrī Kṛṣṇa présent en ces lieux, les visiteurs ressentirent tous un vif plaisir spirituel et se sentirent envahis par une sérénité profonde. Voici les noms de certains parmi les visiteurs les plus notoires : Bhīṣmadeva, Droṇācārya, Dhṛtarāṣṭra, Duryodhana, Gāndhārī et ses fils, le roi Yudhiṣṭhira et son épouse, les Pāṇḍavas et Kuntī, Sañjaya, Vidura, Kṛpācārya, Kuntībhoja, Virāṭa, le roi Nagnajit, Purujit, Drupada, Śalya, Dhṛṣṭaketu, le roi de Kāśī, Damaghoṣa, Viśālākṣa, le roi de Mithilā, le roi de Madras (jadis Madra), le roi de Kekaya, Yudhāmanyu, Suśarmā, Bāhlika et ses fils, ainsi que de nombreux autres administrateurs subordonnés au roi Yudhiṣṭhira.

Lorsqu’ils virent Śrī Kṛṣṇa et Ses milliers de reines, tous, devant un tableau d’une telle beauté, d’une telle opulence spirituelle, se sentirent pleinement comblés. Toutes les personnes présentes rendirent une visite personnelle à Balarāma et à Kṛṣṇa. Et reçus comme il convient par le Seigneur, ils entreprirent de glorifier les membres de la dynastie Yadu, notamment – il va sans dire – Kṛṣṇa et Balarāma. Roi des Bhojas, Ugrasena était tenu pour le chef des Yadus, et les visiteurs s’adressèrent plus spécifiquement à lui : « Ta Majesté Ugrasena, roi des Bhojas, nous devons dire qu’en vérité, les Yadus sont les seuls en ce monde à jouir d’une perfection totale. Gloire à toi ! Gloire à toi ! La marque particulière de votre perfection réside en ce que vous voyez constamment Kṛṣṇa, Lui que recherchent tant de yogīs soumis pour de longues années à de sévères austérités et pénitences. À chaque instant, chacun de vous se trouve en contact direct avec Kṛṣṇa.

« Les hymnes védiques glorifient tous Dieu, la Personne Suprême Śrī Kṛṣṇa. Si les eaux du Gange sont tenues pour sanctifiées, c’est parce qu’elles baignent les pieds pareils-au-lotus de Śrī Kṛṣṇa. Et les Écritures védiques ne contiennent en fait rien d’autre que les instructions de Śrī Kṛṣṇa. L’étude des Vedas elle-même n’a pour but que de connaître Kṛṣṇa ; ainsi, les paroles de Śrī Kṛṣṇa et le message de Ses Divertissements ont toujours un effet purifiant. Sous l’influence du temps et des circonstances, toutes les richesses de ce monde avaient été presque entièrement anéanties, mais depuis l’Apparition de Kṛṣṇa sur cette planète, tous les signes de bon augure se manifestent à nouveau grâce au contact de Ses pieds pareils-au-lotus. Du fait de Sa présence, toutes nos ambitions et tous nos désirs se trouvent peu à peu comblés. Ô Majesté, roi des Bhojas, tu te trouves uni à la dynastie Yadu par les liens du mariage, mais aussi par le sang. Ce qui te permet de vivre sans trêve au contact de Śrī Kṛṣṇa, sans qu’aucun obstacle ne puisse t’empêcher de Le contempler à tout moment. Śrī Kṛṣṇa Se déplace à tes côtés, parle avec toi, S’assoit avec toi, Se repose avec toi et dîne avec toi. Les Yadus semblent toujours engagés dans les affaires du monde, lesquelles sont tenues pour paver l’accès à la spacieuse route de l’enfer ; mais du fait de la présence de Śrī Kṛṣṇa, l’Originelle Personne Divine, le premier Viṣṇu-tattva, l’Omniscient, l’Omniprésent, l’Omnipotent, vous vous trouvez tous totalement affranchis de la souillure matérielle, et évoluez au niveau spirituel, au niveau du Brahman, parfaitement libérés. »

Dès qu’ils avaient appris que Kṛṣṇa serait présent à Kurukṣetra au moment de l’éclipse solaire, les habitants de Vṛndāvana, conduits par Nanda Mahārāja, avaient décidé de s’y rendre, en sorte que tous les membres de la dynastie Yadu se trouvaient réunis pour l’occasion. Le roi Nanda et ses pâtres avaient chargé sur des chars à bœufs les bagages nécessaires au voyage, et tous les habitants de Vṛndāvana s’étaient rendus à Kurukṣetra pour voir leurs Fils bien-aimés, Kṛṣṇa et Balarāma. Lorsque les pâtres arrivèrent sur les lieux, tous les Yadus s’en montrèrent fort satisfaits. Aussitôt qu’ils aperçurent les habitants de Vṛndāvana, ils se levèrent pour les accueillir, et il sembla alors qu’ils avaient retrouvé la vie. L’impatience de se rencontrer avait rongé les deux parties, et lorsqu’ils s’approchèrent enfin les uns des autres, ce fut pour s’étreindre jusqu’à combler leur cœur. Et ils prolongèrent longtemps cette étreinte.

Dès que Vasudeva vit Nanda Mahārāja, il bondit et courut vers lui pour l’étreindre avec affection. Il se mit à conter son histoire – comment il avait été emprisonné par le roi Kaṁsa, comment ses enfants avaient été mis à mort, et comment, dès que Kṛṣṇa était né, il L’avait transporté jusque chez le roi de Vraja ; et comment encore Kṛṣṇa et Balarāma avaient été élevés par le roi et sa reine, Yaśodā, comme leurs propres enfants. De même, Kṛṣṇa et Balarāma étreignirent le roi Nanda et Mère Yaśodā, puis leur offrirent Leurs respects en Se prosternant à leurs pieds pareils-au-lotus. Leur affection filiale pour Nanda et Yaśodā fit que Leurs voix s’étranglèrent et qu’Ils ne purent parler pendant quelques secondes. Le roi Nanda et Mère Yaśodā, les êtres les plus fortunés au monde, prirent leurs Fils contre eux et Les étreignirent jusqu’à pleine satisfaction. La séparation d’avec Kṛṣṇa et Balarāma avait plongé Nanda et Yaśodā dans une profonde détresse pendant fort longtemps. À présent, après Les avoir revus et étreints, toutes leurs souffrances s’étaient effacées.

Puis, la mère de Kṛṣṇa, Devakī, et celle de Balarāma, Rohiṇī, étreignirent toutes deux Mère Yaśodā. Elles dirent : « Chère reine Yaśodā-devī, toi et Nanda Mahārāja avez été de merveilleux amis pour nous ; chaque fois que votre souvenir nous revient, nous nous trouvons envahies par la pensée de vos gestes d’amitié. Notre dette envers vous est si considérable que même si nous vous offrions l’opulence dont jouit le monarque des planètes édéniques, cela ne suffirait point à compenser votre bienveillance à notre égard. Jamais nous n’oublierons ce que vous avez fait pour nous. Lorsque naquirent Kṛṣṇa et Balarāma, avant même qu’Ils aient vu Leur véritable père et mère, Ils vous furent confiés, et vous Les avez élevés comme vos propres enfants, Les protégeant comme des oiseaux leur géniture dans le nid. Vous Les avez si bien nourris et aimés ! Vous avez pour Eux accompli tant de cérémonies propitiatoires !

« En vérité, Ils ne sont pas nos fils ; Ils vous appartiennent. Nanda Mahārāja et toi-même êtes les vrais père et mère de Kṛṣṇa et Balarāma. Aussi longtemps qu’Ils furent sous vos soins, Ils ne rencontrèrent pas la moindre difficulté. Sous votre protection, Ils furent tout à fait protégés contre toute crainte. Ces soins chargés d’affection que vous Leur avez prodigués sont parfaitement dignes de votre vénérable position. Les plus nobles d’entre les hommes ne font point de discrimination entre leurs propres fils et ceux d’autrui, et il ne peut exister plus nobles personnages que Nanda Mahārāja et toi-même. »

Quant aux gopīs de Vṛndāvana, depuis le tout début de leur existence, elles n’avaient rien connu d’autre que Kṛṣṇa. Kṛṣṇa et Balarāma étaient leur âme, leur vie même. Les gopīs nourrissaient à l’endroit de Kṛṣṇa un attachement tel qu’elles ne pouvaient pas même tolérer de ne plus Le voir pour un instant, ou le temps d’un simple clignement d’yeux. Elles condamnèrent d’ailleurs Brahmā, le créateur du corps, pour avoir si sottement créé des paupières qui battent, et les empêchaient ainsi de voir Kṛṣṇa. Séparées d’avec Kṛṣṇa depuis tant d’années, les gopīs, venues avec Nanda Mahārāja et Mère Yaśodā, ressentirent une extase profonde à la vue du Seigneur. Nul ne peut même imaginer l’impatience des gopīs à revoir Kṛṣṇa. Dès qu’elles L’aperçurent, elles L’amenèrent à travers leurs yeux jusqu’au plus profond de leur cœur, et là L’étreignirent jusqu’à leur pleine satisfaction. Même si elles ne L’étreignaient que mentalement, elles furent prises d’une extase si intense, et d’une joie si pénétrante, qu’elles s’oublièrent alors complètement. L’extatique samādhi qu’elles atteignirent par la simple étreinte mentale de Śrī Kṛṣṇa , même les grands yogīs, constamment engagés à méditer sur Dieu, la Personne Suprême, ne le peuvent connaître. Kṛṣṇa pouvait comprendre que les gopīs étaient envahies d’extase en L’étreignant par la pensée, et puisqu’Il est présent dans le cœur de chacun, Il répondit à leur étreinte de l’intérieur même de leurs cœurs.

Kṛṣṇa était assis avec Mère Yaśodā et Ses autres mères, Devakī et Rohiṇī ; mais alors que les mères se trouvaient occupées à parler entre elles, Il saisit l’opportunité du moment pour Se rendre en un lieu solitaire et y rencontrer les gopīs. S’approchant d’elles, le Seigneur leur sourit aussitôt, et après les avoir étreintes et S’être enquis de leur bien-être, Il entreprit de les encourager par ces mots : « Mes chères amies, vous savez que Balarāma et Moi avons quitté Vṛndāvana à seule fin de plaire à Nos proches et aux membres de Notre famille. Ainsi avons-Nous pendant longtemps été occupés à combattre Nos ennemis, si bien que nous avons dû vous oublier, vous qui étiez à Moi tant attachées par les liens de l’amour et de l’affection. Je peux comprendre que par ce geste, Je Me suis montré bien peu reconnaissant envers vous ; mais Je vous sais tout de même fidèles à Moi. Puis-Je vous demander si en dépit du fait que Nous ayons eu à vous quitter, vous avez tout de même pensé à Nous ? Mes chères gopīs, est-ce qu’il vous déplaît à présent de vous souvenir de Moi ? Me tenez-vous pour un ingrat ? Prenez-vous très au sérieux Ma mauvaise conduite avec vous ?

« Après tout, vous devriez savoir qu’il n’était pas dans Mon intention de vous quitter ; notre séparation fut ordonnée par la Providence, qui en fait a la main haute sur tout, et agit comme elle l’entend. Cette même Providence cause la rencontre de différentes personnes, pour ensuite les disperser à son gré. Nous observons parfois qu’en présence de nuages et d’un vent violent, des fragments de coton et d’infimes particules de poussière se mélangent entre eux ; mais lorsque s’apaise le vent, ils se séparent à nouveau, dispersés dans toutes les directions. De même, le Seigneur Suprême est le Créateur de toutes choses, et les divers objets que nous connaissons représentent autant de manifestations de Son énergie. C’est par Sa volonté suprême que nous nous trouvons tantôt réunis, tantôt séparés. Nous pouvons donc conclure qu’en dernière analyse, nous dépendons absolument de Sa volonté.

« Par fortune, vous avez pour Moi développé amour et affection, seul moyen par quoi accéder au niveau spirituel où il est possible de vivre en Ma compagnie. Tout être vivant qui acquiert pour Ma Personne une telle affection dévotionnelle, pure et totale, retourne certes, à la fin de cette existence, en sa demeure originelle, dans le Royaume de Dieu. En d’autres mots, l’affection et le service de dévotion pur que l’on M’offre entraînent la libération suprême.

« Mes chères amies gopīs, apprenez de Mes lèvres que ce sont Mes énergies seules qui agissent partout. Prenez un pot de terre : vous n’avez rien d’autre qu’un assemblage de terre, d’eau, de feu, d’air et d’éther. Et que le pot soit neuf, ancien ou cassé, les mêmes éléments le composent toujours. Lorsqu’il est créé, le pot n’est qu’une combinaison de terre, d’eau, de feu, d’air et d’éther ; durant toute son existence, ses composants restent les mêmes, et lorsqu’il sera enfin détruit, annihilé, ses ingrédients seront conservés en divers secteurs de l’énergie matérielle. Selon le même ordre d’idée, lors de la création de ce cosmos, tout le temps que dure sa manifestation, ainsi qu’après sa destruction, c’est Mon énergie, toujours la même, qui revêt différents aspects. Et parce que Mon énergie n’est point séparée de Ma Personne, il faut en conclure que J’existe en toutes choses.

« Pareillement, le corps d’un être vivant n’est rien d’autre qu’un assemblage des cinq éléments grossiers, et l’être incarné dans cette condition matérielle représente lui-même un fragment de Ma Personne. Si l’âme se trouve ainsi emprisonnée, c’est parce qu’elle nourrit une conception erronée de son identité, et se prend pour le bénéficiaire suprême. C’est ce faux ego chez l’être vivant qui l’oblige à connaître l’incarcération au sein de l’existence matérielle. En tant que la Vérité Suprême et Absolue, Je Me situe personnellement au-delà de l’être vivant, ainsi que de son enveloppe matérielle. Les deux énergies, matérielle et spirituelle, agissent sous Mon autorité souveraine. Mes chères gopīs Je vous demande de ne point tant vous affliger, et d’essayer de voir toute chose avec philosophie. Vous comprendrez dès lors que vous êtes toujours avec Moi, et qu’il n’est donc nulle cause de lamentation dans la séparation de nos corps. »

Cet important enseignement de Kṛṣṇa aux gopīs peut être mis à profit par tous les bhaktas engagés dans la Conscience de Kṛṣṇa. Cette philosophie repose tout entière sur l’inconcevable et simultanée différence et non-différence qui existe entre Kṛṣṇa et tout ce qui est. Le Seigneur enseigne dans la Bhagavad-gītā qu’Il pénètre toute chose à travers Son aspect impersonnel. Tout existe en Lui, mais Il ne Se trouve pas personnellement partout. Le cosmos entier n’est qu’une manifestation de l’énergie de Kṛṣṇa, et comme l’énergie ne diffère pas de sa source, rien en vérité n’est séparé de Kṛṣṇa. Lorsque est absente cette conscience absolue, la conscience de Kṛṣṇa, nous nous trouvons dissociés de Kṛṣṇa ; mais dès que par bonheur cette conscience de Kṛṣṇa est présente, nous ne sommes plus isolés du Seigneur. Or, la pratique du service de dévotion sert à raviver notre conscience de Kṛṣṇa, et lorsque le bhakta a suffisamment de fortune pour comprendre que l’énergie matérielle n’est aucunement séparée de Kṛṣṇa, il devient à même d’utiliser cette énergie et ses produits au service du Seigneur. À l’opposé cependant, soit en l’absence de la conscience de Kṛṣṇa, l’âme oublieuse de ce qu’elle représente un infime fragment du Seigneur, se place artificiellement dans la position de bénéficiaire des plaisirs de ce monde ; et ainsi lancée dans le labyrinthe matériel, elle se voit contrainte par l’énergie illusoire de poursuivre son existence conditionnée. Ce que confirme la Bhagavad-gītā : c’est l’énergie matérielle qui pousse à l’action l’être vivant, mais il ne s’en croit pas moins, et bien à tort, le tout de ce qui est et le bénéficiaire suprême.

Si le bhakta réalise parfaitement que l’arcā-vigraha, la Forme de la mūrti dans le temple, n’est en rien différente de la Forme même de Kṛṣṇa, de Sa sac-cid-ānanda-vigraha, son service à la mūrti devient un service direct à Dieu, la Personne Suprême. De même, le temple en soi, ses accessoires et la nourriture offerte à la mūrti ne peuvent être séparés de Śrī Kṛṣṇa. Il suffit d’observer les principes régulateurs prescrits par les ācāryas pour être en mesure d’accéder, sous la direction d’autorités en la matière, à la réalisation de Kṛṣṇa, et ce, en cette vie même.

Les gopīs, instruites par le Seigneur de cette philosophie de l’unité dans la diversité, s’établirent à jamais dans la conscience de Kṛṣṇa, et se virent ainsi affranchies de toute souillure matérielle. Au contraire, la conscience de celui qui se prétend le bénéficiaire légitime de l’Univers matériel a nom jīva-kośa, ce qui signifie littéralement « l’emprisonnement par le faux ego ». Or, non seulement les gopīs, mais quiconque adhère à ces instructions de Kṛṣṇa se voit aussitôt libéré de cette condition, de ce jīva-kośa. L’être pleinement absorbé dans la conscience de Kṛṣṇa se trouve à jamais libre du faux ego ; il fait usage de tout au service de Kṛṣṇa, et à aucun moment ne se trouve séparé du Seigneur.

Par suite, les gopīs adressèrent ces prières à Kṛṣṇa  : « Cher Kṛṣṇa, de Ton nombril émana la fleur de lotus originelle, sur laquelle naquit Brahmā, le créateur. Nul ne peut estimer Tes gloires et Ton opulence, et celles-ci demeurent donc à jamais un mystère même pour les plus hauts penseurs, maîtres de tous pouvoirs yogiques. L’âme conditionnée, tombée au fond du puits sombre de l’existence matérielle, peut néanmoins, et sans difficulté, prendre refuge à Tes pieds pareils-au-lotus, assurant ainsi sa libération. Ô Kṛṣṇa, nous sommes toujours préoccupées par nos responsabilités familiales. Aussi T’implorons-nous de rester en nos cœurs tel un soleil levant. Voilà qui sera pour nous Ta plus grande bénédiction. »

Les gopīs sont à jamais des âmes libérées, car elles ont pleine conscience de Kṛṣṇa. Elles prétendaient seulement se trouver empêtrées dans les affaires du foyer à Vṛndāvana. Malgré leur longue séparation d’avec Lui, les habitants de Vṛndāvana, et parmi eux les gopīs, n’avaient nul désir d’aller vivre avec Kṛṣṇa dans Sa capitale, Dvārakā. Elles désiraient continuer à s’affairer à Vṛndāvana pour ainsi sentir la présence du Seigneur à chaque pas de leur existence, et elles invitèrent aussitôt Kṛṣṇa à revenir dans Son village. Ces émotions spirituelles qui marquaient l’existence des gopīs forment précisément la base de l’enseignement de Śrī Caitanya. Le festival du ratha-yātrā célébré par Śrī Caitanya correspond d’ailleurs à l’expression des émotions sublimes qui permettent de ramener Kṛṣṇa à Vṛndāvana. Śrīmatī Rādhārāṇī, refusa d’aller avec Kṛṣṇa à Dvārakā et d’y jouir de Sa compagnie dans une atmosphère d’opulence royale. Elle désirait goûter Sa présence dans l’atmosphère originelle de Vṛndāvana. Mais en vérité, Śrī Kṛṣṇa, profondément attaché aux gopīs, ne quitte jamais Vṛndāvana, de sorte que les gopīs et les autres habitants du village demeurent à jamais satisfaits dans la conscience de Kṛṣṇa.

Ainsi s’achèvent les enseignements de Bhaktivedanta pour le quatre-vingt-deuxième chapitre du Livre de Kṛṣṇa, intitulé: « Kṛṣṇa et Balarāma rencontrent les habitants de Vṛndāvana ».